Expérience pure et conscience non-duale

Norbert Macia – samedi 19 octobre 2013 – Philosophie   


Expérience pure et conscience non-duale

Après avoir abordé la notion de jugement dans un précédant  article, « Questions de jugement », puis proposé une « typologie des jugements », je vous invite aujourd’hui à (re)découvrir la philosophie japonaise de Kitarō Nishida, autour de la notion d’expérience pure, et tenter quelques correspondances avec nos pratiques d’accompagnement.

Kitarō Nishida est un philosophe japonais du XXème siècle, fondateur de l’école de Kyoto, qui a tenté de rapprocher la philosophie extrême-orientale (et plus particulièrement japonaise) à la philosophie occidentale (et plus particulièrement la phénoménologie de Edmond Husserl).

Sa philosophie s’articule principalement autour de grandes notions et a été fortement influencée par une pratique intense du zen : l’expérience pure, l’éveil à soi, le lieu, la dialectique. La notion d’expérience pure (junsui keiken), qui comprend intrinsèquement l’idée de non-jugement, est ce que Nishida considère être le « fondement de sa pensée ».

Expérience pure et sentiment religieux

L’expérience pure se développe d’une « forme séminale » à une pensée en tant que telle, puis une volonté, et enfin, dans sa forme la plus aboutie, une intuition intellectuelle. Cette dernière est, selon le chercheur Bernard Stevens,

« l’activité unifiante de l’expérience pure, par quoi est rendue possible la compréhension de la vie aussi bien que l’éveil religieux. » (1)

Il est nécessaire de préciser ici que, dans cette appréhension de l’expérience et du rapport à l’expérience pure, le « passage » qui rend possible la compréhension du monde est de nature religieux dans sa fonction unificatrice. Le religieux est ce qui renvoie à la religion : attention scrupuleuse portée aux faits et objets de l’étude ou de l’observation, mais aussi relegere, « recueillir, rassembler, ramasser », et enfin religare « relier ».

Relier  les différentes parties d’une expérience et se positionner dans une perspective, non pas de transcendance platonicienne, ou de principe supérieur, mais bien plus d’un tout unifié en deçà de toute subjectivité ou encore « immédiateté plus radicale de l’ici-maintenant. » Ce sentiment d’unité ne se sépare pas, pour Nishida, ni de l’activité unifiante, ni de la conscience de l’activité unifiante.

Expérience pure et écrans

Pour Nishida, l’expérience pure réside dans l’immédiateté de celle-ci et « dans le fait qu’elle ne soit pas médiatisée par les réflexivité et représentativité propres à la subjectivité moderne ». Ibid.

Concernant nos pratiques d’accompagnement, je rajouterai ceci : les dispositifs technologiques modernes.

Dès lors qu’un « écran » s’interpose entre nous, nous ne sommes plus dans la présence réelle, mais bien dans une présence médiatisée : c’est-à-dire une « présence-écran » qui est une représentation de la présence réelle et donc un éloignement de ce que pourrait être une expérience pure.

Le médium, l’écran, possède en ce sens trois fonctions :

  1. Il sélectionne, stoppe, repousse, filtre, ou préserve de, les éléments  provenant d’une expérience ou source,
  2. Il réceptionne et retranscrit les éléments  provenant d’une expérience ou source,
  3. Il est le lieu de représentation d’éléments  provenant d’une expérience ou source.

Expérience pure et accompagnement

Ce qui caractérise le coaching, comme pratique d’accompagnement, est la mise en situation d’au moins deux personnes dans un contexte personnel ou professionnel de sollicitations réciproques. Lorsque ceci se produit, indépendamment de la demande même, préexiste une situation d’altérité dans laquelle deux consciences se font face.

Or, ces deux instances sont, pour ainsi dire, « chargées » de vécus, représentations, croyances, désirs, besoins, attentes… La question qui m’a souvent été posée par des coachs ou des prescripteurs a été : Quels sont vos outils ? Traduit autrement, cela donne : Quels sont vos écrans ?

Je retourne à présent la question à mes consœurs et confrères coachs : que serait un coaching de l’expérience pure, sans utilisation d’outils, questionnaires et autres écrans ?

Ma réponse à cette question est que l’expérience pure ouvre la situation de coaching à toute la plénitude de son présent, de la rencontre, dans ses aspects les plus offerts et exposés.

Comme l’a très justement montré le philosophe Emmanuel Levinas, le visage est ce qui est le plus exposé en l’Homme. Il impose de fait le sentiment de responsabilité à son égard et commande l’interdiction de tuer.

J’avance donc l’hypothèse que l’expérience pure est le visage de la situation d’accompagnement envers  laquelle un coach a la responsabilité de faire face de tout son être, de toutes ses possibilités d’être. Ce n’est pas le coach qui est l’outil du coaching, mais l’expérience même de la situation qu’il se doit, effectivement, d’accompagner au mieux.

Ce « accompagner au mieux » peut donc se discuter, non seulement au regard des outils ou de la « posture » du coach mais bien aussi en vue de son rapport direct, immédiat, à l’expérience qu’il vit conjointement à son client

Expérience pure et conscience immédiate

L’expérience pure est l’expérience «  décantée de tout ce qui en altère l’immédiatement –au niveau de son acte même comme au niveau de son interprétation. » Ibid.

Il y a dans l’expérience pure un phénomène de coextension qui dépasse et abolit la différence sujet-objet : la conscience est conscience d’ensemble, « L’essence de ce qui est présent n’est pas séparable de l’acte de conscience qui pense cette essence».

C’est, pour reprendre un terme qui n’appartient pas au registre de Nishida, l’« intersubjectivité » qui permet l’objectivité et non l’inverse, ce qui met hors-circuit la subjectivité occidentale, taxée de solipsiste, et enfermée dans « l’enclos de la métaphysique  de la représentation ». Pour le dire en des termes simples, psychologiques : il y a une recherche d’un retour à un Soi (conscience plus originaire) qui viendrait se substituer à un Moi égotique et auto-centré (conscience représentative duale).

Expérience pure et non-jugement

Nous voyons alors que la notion de jugement ne trouve plus sa place dans l’expérience pure, car l’intention consiste à retrouver une « naïveté » originaire, un regard neuf, qui ne peut plus se complaire dans l’historique des représentations et expériences vécues passées. Faire œuvre de jugement consiste toujours à faire un mouvement de recul, par rapport à ce qui est jugé, pour pouvoir juger ce qui est à juger, devant soi. Il faut des références antérieures et ce regard en arrière « coupe », précisément, du présent immédiat.

Cette coupure active le processus que Nishida qualifie d’«auto-différenciation », qui dans la philosophie occidentale se traduit par l’avènement du sujet libre auto-déterminé, au prix d’une rupture d’avec la non-dualité que garantissait l’expérience pure de l’immédiat.

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Bibliographie recommandée par l’auteur_

(1) Invitation à la philosophie japonaise, Autour de Nishida, Bernard Stevens, Éditions CNRS philosophie, Paris, 2005

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