Normalisation et traitement des névroses

Laurent Rizo – lundi 18 novembre 2013 – Psychologie & Relation d’aide   


Normalisation et traitement des névroses

Dans la pensée luxuriante de Gilles Deleuze, un des territoires qui me captive et m’intrigue particulièrement est son positionnement vis-à-vis de la manière de « traiter » les névroses. Dans « L’anti-Œdipe », qu’il écrit avec son pote Félix Guattari en 1972, Deleuze propose une alternative à la façon dominante, incarnée par la psychiatrie, de considérer et de traiter les psychopathologies et ceux qui en souffrent.

Dans la pensée luxuriante de Gilles Deleuze, un des territoires qui me captive et m’intrigue particulièrement est son positionnement vis-à-vis de la manière de « traiter » les névroses.

Dans « L’anti-Œdipe », qu’il écrit avec son pote Félix Guattari en 1972, Deleuze propose une alternative à la façon dominante, incarnée par la psychiatrie, de considérer et de traiter les psychopathologies et ceux qui en souffrent.

Deleuze critique l’approche de la psychiatrie, qui consiste à « soigner » la névrose par des actions visant à normaliser le patient, c’est-à-dire à supprimer la maladie pour que la personne redevienne « normale ». Tout comme un généraliste prescrit des antibiotiques et autres médicaments pour guérir un rhume ou une bronchite, et rendre ainsi son patient à nouveau en bonne santé.

Mais les « maladies » de l’esprit, telles la dépression, la schizophrénie, l’anorexie, les psychoses sont-elles comparables à des maladies « de droit commun » ? Et en conséquence, se soignent-elles sur ce même principe ?

Il ne s’agit pas ici de faire de l’anti-psychiatrie primaire.

Bien que je sois d’accord avec Stephen Madigan qui dénonce que « Le mariage de l’individualisme avec la culture psychologique et la grande pharmacologie constitue aujourd’hui dans le monde un des bastions majeurs de la colonisation », j’ai aussi entendu des témoignages de gens disant que « pendant un certain temps, prendre des anti-dépresseurs leur avait fait du bien ».

Et on entend aussi ces derniers mois pas mal de psychiatres qui s’insurgent contre cet outil liberticide et scandaleux de normalisation qu’est le DSM V.

Je pense aujourd’hui que la clé est dans le « un certain temps ». Henri Laborit, qui a été l’initiateur de l’introduction des neuroleptiques dans les traitements psychiatriques, avait me semble-t-il comme intention de donner un coup de pouce ponctuel à des patients qui souffraient trop pour espérer aller mieux sans viatique chimique, et non une prescription ad vitam aeternam engraissant les laboratoires pharmaceutiques. L’implicite de cette injonction est d’ailleurs de renvoyer aux patients que de toute façon, ils auront en eux la maladie jusqu’à la fin de leurs jours, comme un monstre tapi dans l’ombre prêt à bondir dès que la camisole chimique serait plus lâche.

Bref, revenons à l’ami Deleuze.

La position de Deleuze est de ne pas tenter de résorber la névrose comme le pose donc la psychiatrie, mais au contraire de « bâtir » sur elle, de se lancer vers cette « ligne de fuite »-là où l’on construit son avenir sur et avec la névrose, de choisir ce « devenir-minoritaire »-là, sans savoir où ça va nous mener, et au risque de sombrer dans la folie…

Avec Cathy, on s’est plusieurs fois demandé comment pourrait se traduire ce choix de position dans notre action de praticien narratif.

Ca nous semble un sujet délicat, car il y a des risques, que Deleuze ne nie d’ailleurs pas.

Sans aller jusqu’à « créer une école de schizophrénie » ( !) comme le préconisait Deleuze, certainement par provocation, j’ai fait récemment un lien entre cette idée et ma pratique.

Parmi les personnes à qui je donne un coup de main grâce à l’approche narrative, figurent des adultes dits « surdoués » ou « atypiques ». Contrairement aux idées reçues, il ne s’agit pas de super-calculateurs autistes comme « Rain Man ». Ce qui est, entre autres, reconnu et accepté aujourd’hui par les personnes concernées, c’est qu’elles font certes preuve de capacités cognitives supérieures à la moyenne, mais aussi d’une sensibilité supérieure à la moyenne. Certains parlent de « pensée en arborescence », pour expliquer que, pour un même stimulus, une personne surdouée va faire plus de liens cognitifs que la moyenne.

Jeanne Siaud-Facchin est une psychologue clinicienne qui accompagne des personnes surdouées, et a écrit plusieurs bouquins sur le sujet. Dans « L’adulte surdoué : trop intelligent pour être heureux ? », elle écrit :

« Attention au concept à la mode de lâcher-prise. Il convient mal au fonctionnement du surdoué. C’est un écueil fréquent inspiré par les courants psychologiques actuels. L’idée est de faire céder les tensions intérieures pour se reconnecter profondément à soi-même et s’emplir d’un calme bienfaiteur, source de guérison. Mais, pour un surdoué, c’est précisément dans ces moments de lâcher-prise que les pensées se déploient car elles ont de l’espace libéré et s’il parvient, un peu, à stopper ses pensées, c’est l’angoisse, diffuse, qui monte. Pour apaiser ses pensées, il est de meilleur conseil de proposer au surdoué de se plonger totalement dans autre chose, très éloigné de ses occupations habituelles et qui l’absorbe complètement. Plus c’est décalé par rapport à son quotidien et à son mode de vie ordinaire, mieux c’est. Ce qui compte est de pouvoir s’adonner à cette activité, à ce passe-temps, pleinement. Une « purge » pour la pensée ! »

Plusieurs de mes clients m’ont en effet dit que la méditation, l’oisiveté, le lâcher-prise étaient des choses qui ne leur convenaient pas. Se plaignant entre autres d’« hyper-pensée », qui les amène à avoir en permanence plein de pensées et d’idées au moindre stimulus, et parfois à « bugger » sous l’effet de cette omniprésence, ils étaient allés consulter des accompagnants. Ceux-ci avaient malheureusement plaqué sur ce « symptôme » leur grille de lecture normalisante, avaient diagnostiqué une névrose particulière (c’est pas ce qui manque dans le DSM) et avaient donc lancé à leurs patients l’injonction « d’apprendre à lâcher prise ».

Les personnes m’ont raconté qu’elles s’étaient non seulement senties plus angoissées à l’idée de se forcer à « lâcher prise » mais aussi que, comme elles n’y arrivaient pas, elles s’étaient senties encore plus incompétentes à vivre : dommageabilité fréquente quand un conseiller-expert incite les gens à faire un truc considéré comme normal, sans se soucier de savoir si ce truc-là est écologique avec leur client/patient.

Ces « consultants-experts » me semblent ne pas tenir compte du tout premier des principes qui, d’après moi, soutiennent notre métier : « primum non nocere », « d’abord, ne pas nuire ». Ce principe figure dans le serment d’Hippocrate et bien que nous ne soyons pas médecins, je trouve qu’il est également adapté aux praticiens de la relation d’aide que sont les psys, coaches, praticiens narratifs et thérapeutes divers.

L’interview que j’ai menée avec mes clients a été axée sur l’investigation des manières qu’ils utilisent déjà pour lutter contre le problème d’ « hyper-pensée », sur l’exploration des auto-expertises, stratégies et savoir-faire qu’ils ont su développer dans leur vie pour faire face à ça.

Comment les gens se sont-ils démerdés pour lutter contre les problèmes avant de venir nous voir ?

Qu’est-ce qui fait que les problèmes ne les aient pas terrassés ? Qu’ont-ils appris de ce qui leur permet à eux de résister au mieux aux problèmes ?

Je leur ai ensuite demandé s’ils jugeaient souhaitable d’épaissir ces choses-là, qui avaient déjà « marché » dans leur vie, et/ou s’ils avaient envie de réfléchir à d’autres idées de résistance aux problèmes qui vaudraient le coup d’après eux d’être tentées, car écologiques et cohérentes avec qui ils voulaient devenir.

En termes de contenu, pratiquer des activités qui ont du Sens pour eux, leur semblent justes, leur procurent plaisir et sentiment de se sentir utiles sont des choses qui sont bien plus souvent revenues que « lâcher prise »… Et leur choix a été de mettre davantage en œuvre ces choses porteuses de sens pour eux, bien que ces activités fussent nombreuses, simultanées, et parfois énergivores…

Là encore, mon intention n’est pas de généraliser, mais de dire que, comme en fin de compte pas mal de choses dans la complexité du réel, je ne crois pas qu’il y ait de recette universelle, de solution-miracle systématique qui serait influente pour tout le monde… Pour certains, le lâcher-prise est une façon efficace de lutter contre les problèmes, mais pour d’autres, au contraire, il les épaissit…

Au-delà de ce qui s’est dit, en termes de processus, entendre un professionnel montrer dans ses paroles qu’il considère que c’est la personne qui est l’expert de sa vie, a eu pour effet de redonner à la personne un sentiment d’initiative personnelle. Les gens que je vois sont souvent surpris au début, car ça ne ressemble pas aux accompagnements qu’ils ont vécu jusqu’alors, puis ils témoignent que cette posture de praticien n’est ni enfermante, ni infantilisante, mais au contraire libératrice et facilitatrice à redevenir auteur de leur vie. C’est la puissance de la posture dé-centrée.

Ma lecture a posteriori est que l’exploration dé-centrée des territoires de résistance au problème a eu pour effet que les personnes ont « bâti sur la névrose », ont traduit cette « hyper-pensée » en « multi-activités porteuses de Sens » dans leur paysage de l’action, au lieu d’essayer de la résorber.

Voilà le lien que j’ai fait entre la pratique et cette idée de Deleuze.

Ce que je trouverais enrichissant et apprenant, ce serait de lire d’autres témoignages de collègues praticiens de la relation d’aide qui ont aussi comme lecture de tel accompagnement qu’ils ont permis à tel client/patient de suivre avec bonheur la ligne de fuite de leur « névrose » !

Bibliographie conseillée par l’auteur

Trop intelligent pour être heureux ? L’adulte surdoué, Jeanne Siaud-Facchin, Éditions Odile Jacob, 2008

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