Philosophie du projet
Norbert Macia – dimanche 12 mai 2013 – Projet - 1 Commentaire
Une relecture récente du livre Essais et conférences, du philosophe Martin Heidegger, m’a accompagné dans l’écriture de cet article dédié à la philosophie du projet, c’est-à-dire : ce en quoi un projet (professionnel, de vie…) peut nous questionner chemin faisant, et réciproquement, ce questionnement venir alimenter, orienter, développer le projet. Il s’agit en fait d’une approche que l’on pourrait qualifier d’ « écologique », et par conséquent aussi de « philosophique », de par la prise en compte de ce qu’est « habiter » un projet, des relations, le monde.
Philosophie du projet
J’ai parlé d’écologie, pourquoi ? « Le terme « écologie », vient du grec oikos (demeure) et logos (science). » Il a été proposé par E. Haeckael en 1866 pour désigner « La science des relations des organismes avec le monde environnant, c’est-à-dire, dans un sens large, la science des conditions d’existence. »
Si l’on admet donc l’écologie dans ce sens large, elle est la science qui oblige la pensée à penser ce qu’elle est et ce qu’elle fait et produit : nous sommes là dans le domaine de la philosophie de l’existence.
Pour Hubert Reeves, l’écologie incombe à l’être humain « de donner un sens à la réalité et d’aider la nature à accoucher d’elle-même. »
J’ai également parlé de philosophie, pourquoi ? Toute philosophie est œuvre de pensée, amour pour la sagesse, en son sens ancien, grec et premier, bien avant que sagesse ne soit apparentée à vertu, la philosophie était sagesse :
Le plus ancien nom de philosophie fut sagesse. Elle apparaissait alors comme l’unité de la science… Cause, nature et fin du monde et de l’homme, réalité de Dieu dans le ciel, Providence ici-bas, organisation des cités, conduite de la vie, le sage se propose à la fois tous les problèmes…(1)
La philosophie et l’écologie partagent donc cette portance holistique, puisque l’une comme l’autre prennent en compte la notion de « demeure » de la pensée pour la première, et « demeure » terrestre pour la seconde. Il s’agit bien de « totalité » et « unité » ce à quoi nous invitent écologie et philosophie.
Totalité car l’Homme ne peut penser qu’en totale conscience et réflexivité sa vie, celle-ci même qui ne peut que se comprendre en unité avec le monde dans lequel elle s’insère et s’équilibre. Cela s’appelle pour un habitant de la planète Terre : « habiter ». Pour le philosophe Martin Heidegger:
Être homme veut dire : être sur Terre comme mortel, c’est-à-dire : habiter.(2)
Nous habitons toujours notre vie, y compris lorsque nous n’y pensons pas, et ce toujours d’une manière unique propre à chaque individu, à l’intérieur de chaque culture, chaque civilisation.
Perspective d’analyse
Lorsque nous sommes dans de telles dispositions, lorsque nous avons conscience que nous habitons notre vie, nos relations, nos projets, tout ce qui nous concerne, nous concerne comme une manière de « bâtir » et « habiter », alors il peut être envisageable de concevoir une vie autrement.
C’est ce sur quoi nous ouvre la pensée de Heidegger. « Bâtir » et « habiter » sont tous deux dans une relation de fin et de moyens, mais « bâtir » est déjà « habiter », d’une certaine façon, ce que nous entreprenons.
J’ai par exemple le projet de repeindre mon bureau. Je pourrais certainement m’y prendre de plusieurs façons : 1) J’achète une peinture prête à l’emploi au premier magasin de bricolage visé sans me poser plus de questions sur le produit acheté, car je n’ai pas le temps, je m’en remets aux autres, les professionnels, les conseillers…. 2) Je cherche à savoir si les peintures vendues en commerce se valent toutes sur les plans du prix, de la qualité, de la nocivité pour la santé et le respect de l’environnement car je suis, à plus fortes raisons, le premier et principal habitant de mon bureau.
Transposons à présent cet exemple à un projet plus complexe, une création d’activité professionnelle ou une recherche d’emploi, en gardant les mêmes logiques à l’esprit.
Dans la première proposition, nous nous y prendrions certainement de la manière suivante :
1. J’achète ou j’adhère à une offre, une proposition clés en mains sans réfléchir, sur un mode compulsif et sans me poser de questions, au plus près ou au plus urgent. Ce qui a mobilisé, mis en mouvement et déclenché l’action est :
- Une fuite en avant : non consciente ou très peu consciente, donc peu habitée ou investie de sens. Le « je n’ai pas le temps » est une interdiction de penser le pourquoi même de la croyance, « ne pas avoir le temps », la véracité même de la proposition « ne pas avoir le temps », ainsi que son bien fondé,
- Une absence de réflexion sur la nécessité de prendre le temps : il s’agit du syndrome de « la course contre la montre ». Il n’y a pas un grand intérêt à vouloir fuir le temps ou espérer le rattraper. Le temps étant avant tout subjectif, celui-ci nous est compté et destiné : le temps nous appartient dès lors que nous lui appartenons lors de notre séjour sur Terre,
- Une absence de prise en compte de l’environnement (conscience circulaire) ou syndrome du cheval de course qui, œillères en bonnet, concentre son champ visuel -artificiellement rétréci pour l’occasion- sur ce qui vient à lui « en mode couloir ». Dans le cas du projet de peinture, j’ai foncé dans mon couloir préexistant dans ma tête jusqu’à ce premier magasin auquel j’avais pensé (la ligne d’arrivé).
Dans la seconde proposition :
2. Je cherche à savoir… car les informations (pré)existent autour de moi, dans un environnement qui m’est plus ou moins familier, mais elles ne me seront accessibles qu’en fonction de ma propre ouverture à moi-même et aux autres :
- Prendre le temps de considérer et questionner mes représentations réflexes (mode couloir) afin d’en éprouver la véracité ou le bien fondé,
- Réapprendre à prendre le temps de la réflexion, de la réflexivité, c’est-à-dire réapprendre le mouvement d’aller et de retour sur ma propre pensée : c’est bâtir et habiter mon projet, ma recherche, mon chemin,
- Transformer les visions-couloir en visions-panoptique (conscience circulaire).
Management & Ménagement
A peu près tout le monde sait aujourd’hui ce que « management » et « manager » signifient. Je traduirai ici par la vulgate suivante : « faire tourner la boutique ».
Nous sommes par contre moins au fait de ce que « ménagement » signifie pour un projet, car un changement de paradigme est nécessaire à cet accès. Nous abordons le plus souvent les projets en termes de management, gestion, conduite et pilotage, sans en considérer ce qui fait la colonne vertébrale de tout projet : le lien intime avec son porteur.
De ce fait nous acceptons sans trop rechigner qu’un projet doit être obligatoirement contrôlable, rentable, récupérable, reproductible, (vision-couloir)… en omettant de le considérer en premier chef comme « ménageable » ou encore « aménageable » : c’est-à-dire rendant ainsi possible un rapport porteur-projet favorisant le bien-être matériel et spirituel (bâtir et habiter), l’autonomie et l’accomplissement du porteur au travers de son propre développement de projet.
Il serait alors finalement possible, dans cette perspective, de penser un projet comme une « philosophie de vie » permettant un « ménagement », une forme d’habitation proprement humaine de la vie, en lieu et place d’un modèle de concurrence prédatrice entre les hommes, les projets, les religions et les peuples. L’Histoire nous démontre que lorsque nous avons été dans ces dispositions là, c’est-à-dire pensant être plus forts ou plus malins que les autres, cela s’est généralement toujours traduit par une prédation de l’Homme par l’Homme, car celui qui exploite au profit d’un autre finit toujours par engager sa propre survie ou celle des siens qui suivront et accuseront. (3)
Habiter, être mis en sûreté, veut dire : rester enclos dans ce qui nous est parent, c’est-à-dire dans ce qui est libre et qui ménage toute chose dans son être. Le trait fondamental de l’habitation est le ménagement. Il pénètre l’habitation dans toute son étendue. Cette étendue nous apparaît, dès lors que nous pensons à ceci, que la condition humaine réside dans l’habitation, au sens du séjour sur terre des mortels. (Martin Heidegger)
Bibliographie et filmographie recommandées_
- Vocabulaire technique et critique de la philosophie, André Lalande, Éditions PUF, Collection Quadrige Dicos Poche, Paris, 2010
- Essais et conférences, Martin Heidegger, Éditions Gallimard, Collection Tel, Paris, 1958
- Nos enfants nous accuseront, (DVD) Jean-Paul Jaud, 2010
A propos de l’auteur
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